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Les finisseurs !

[ Nous sommes de Ceux ]

par Benoît Gandolfi, finisseur de le Route des Sagards en 23 h 05 min.

« Nous sommes de ceux qui ne renoncent pas.
Nous sommes de ceux qui établissent des stratégies dans l’obscurité.
Pour reprendre la main, jouer selon leur propres règles et forcer le destin.
Nous sommes de ceux qui ont en assez de leur propre férocité.
Nous sommes de ceux qui veulent à tout prix tabasser leur part d’ombre. »

Fauve

Ces quelques vers piochés dans une chanson de Fauve, reflètent assez bien mon état d’esprit à l’aube d’attaquer pour la seconde fois la Route des Sagards.

Vous savez, cette trace d’environ 400 bornes et 10000 mètres de dénivelé positif qui sillonne le massif des Vosges, et qui, en novembre dernier avait eu le dernier mot.

De l’eau a coulé sous les ponts depuis, le corps et l’esprit ont encaissé des épreuves. Les stigmates du 24h sont toujours présents, ses enseignements également.

Nous reformons un trio original pour bourlinguer jusqu’à l’ivresse.

Vincent et Stéphane, les deux forts gaillards de Sapois. Et moi, le petit gars de Liezey. Dans ce genre d’épopée, pas besoin de dresser le pedigree de chacun. On fait table rase du passé. Chacun vient avec ses armes. Chacun vient avec sa cause. Chacun sait pourquoi il est là.

La suite de l’aventure, c’est un enchaînement de pentes, un enchaînement de surfaces, un enchaînement d’émotions. Car avant toute chose, rendons hommage au créateur. Il faut forcément être habité d’un esprit marginal et destructeur pour être à l’origine de cette Route. Simon Remy doit certainement faire partie de ceux-ci. Ces marginaux qui s’intéressent davantage au voyage plutôt qu’à la destination.

Ceux qui préfèrent le voyage en train plutôt que l’avion.

Car il faut se l’avouer, rien n’est logique dans cette Route. Dès que le tracé nous déroule un beau tapis propre, c’est le moment de bifurquer. Chercher le grain rugueux, le nid de poule, l’avancement minimum.

Photo : Anthony Pouille.

Et c’est certainement pour toutes ces raisons que nous sommes partis de Sapois ce mercredi 16 Août à 06h07 du matin. Pour se confronter à la difficulté, à l’âpreté de l’homme en mouvement.

Et comme rien ne peut être linéaire dans ce genre d’avancement, nous nous sommes vite retrouvés seuls. Une crevaison, des crampes précoces, une chaleur de plomb. L’aventure collective du début cède vite la place à une aventure individuelle intérieure.

Désormais un seul mot d’ordre : Avancer. Grappiller les kilomètres. Surfer sur les bonnes sensations avant le coup de bambou qui te fera ramper dans le fossé.

De fil en aiguille, de cols en montées, me voilà seul dans la nuit. Déjà 280 kilomètres au compteur. Quasiment 8000 de positif. Mon rythme de forçat m’a empêché de voir les kilomètres défiler. Mais maintenant nous y sommes. La nuit pointe le bout de son nez. La concentration doit forcément se faire plus marquante. Le sauvage reprend ses droits. Les bêtes sortent du bois. Je m’amuse à les appeler. Elles viennent à moi. La beauté froide de la biche dans la montée du Vic, le regard glaçant du renard au dessus du Poli, l’envolée lyrique de la hulotte aux abords du Hautré. Je suis dans mon élément. La voûte céleste sublime le tout pour faire de cette nuit un tableau.

Une pause salvatrice kilomètre 292 me permet d’entrer dans la dernière ligne droite frais et ragaillardi. Je suis désormais sur le chemin du retour. Chaque aventure se joue sur un coup de dés. Une faute d’inattention, peut être même les prémices d’un endormissement et me voilà, sur ma bécane, en train d’heurter à pleine vitesse un trou béant dans la chaussée. Les deux chambres à air explosent en même temps. Je tiens comme par miracle sur ma monture, équilibriste noctambule.

La réparation s’opère dans la difficulté et les minutes s’écoulent.

Derrière moi, je vois le halo d’une frontale. Stéphane est là, fonçant à vive allure, évitant sans encombre le trou dans lequel je viens de me fracasser. Il poursuit sa route comme j’ai poursuivi la mienne bien plus tôt dans la journée.

Ma bicyclette est à nouveau en état de marche, je remonte dessus. Sonné. Comme un boxeur dans les cordes, le regard hagard.

La Route est encore longue et il faudra bien de la vigilance pour arriver à bon port.

L’esprit a cette merveilleuse capacité de se remobiliser quand il le faut.

J’enchaîne à nouveau les kilomètres. Je suis dans la plaine, grisé par la vitesse. Je passe Epinal, ma ville natale, sans me retourner.

C’est dans le Fossard que la pente s’élève à nouveau pour une dernière fois. Et comme dans les meilleurs contes pour enfants, vous savez où tout se termine toujours très bien, je retrouve Stephane dans l’une des dernières montées.

Photo : Anthony Pouille.

Cela fait des heures que nous pédalons et nous voilà au même point. Un dernier effort en commun, une dernière descente à pleine vitesse et nous devinons enfin le village de Sapois.

Nous sommes jeudi 17 Août. Il est 5h12 du matin.

Nous sommes de ceux qui en avons scié.

Nous sommes de ceux pour qui la Route des Sagards a été une épopée de 23 heures et 05 minutes.

PS : Vincent terminera quant à lui La Route des Sagards en 28h55 au terme d’une lutte acharnée. Évidemment.

Benoit Gandolfi (publié initialement sur ses réseaux) https://www.facebook.com/benoit.gandolfi